La détermination de l’aptitude ou de l’inaptitude ophtalmologique consiste à définir si la fonction visuelle d’un sujet est suffisante ou non afin de réaliser une tâche particulière. Il ne s’agit pas de définir un substrat anatomique ou une cause à cette déficience de fonction. La performance visuelle peut être caractérisée de manière qualitative et quantitative par un ensemble de tests le plus souvent subjectifs faisant appel à la coopération de l’individu. Ils couvrent l’évaluation de l’acuité visuelle, du champ visuel, de la sensibilité aux contrastes, de la sensibilité à l’éblouissement, de la vision nocturne ou de l’évaluation du sens chromatique. Des tests neuropsychologiques (test de barrage, Trail Making Test B…), des tests spécialisés (champ visuel attentionnel) et des tests de mise en situation peuvent venir compléter cette évaluation en cas de besoin (suspicion d’atteinte neurologique, héminégligence, hémianopsie, évaluation de la fonction neurocognitive) [1], [2].
L’aptitude ophtalmologique intervient dans un grand nombre de domaines, de la conduite automobile au secteur professionnel en passant par le domaine sportif. Nombreux sont les acteurs à y être impliqués (ophtalmologues, médecins du travail, médecins généralistes, médecins agréés de la préfecture, médecins des fédérations sportives, médecins des armées, orthoptistes). Des références législatives définissent les seuils de qualité de vision admis pour chaque emploi ou activité [3], [4]. Ainsi, dans le cadre de la conduite automobile (permis B), les capacités visuelles doivent correspondre au minimum à une acuité visuelle binoculaire de 5/10e avec un champ visuel binoculaire d’au moins 120° horizontaux sans atteinte significative dans les 40° centraux [4]. Des données objectives, comme la mesure de la réfraction, peuvent être demandées pour restreindre l’accès à des emplois ou à des activités présentant des risques particuliers pour l’individu ou la collectivité. C’est le cas par exemple des pilotes d’avion classe 1 et de certains métiers dans le domaine du transport et de la sécurité où des valeurs de réfraction limites sont exigées [5], [6]. Le choix des tests est déterminant dans la mesure où leurs seuils de sensibilité et spécificité dictent leurs capacités de sélection des candidats. C’est notamment le cas pour les tests du sens chromatique pour l’aptitude à voler chez les patients dyscromates [7].
C’est au xixe siècle que l’on retrouve les premières apparitions de la notion d’aptitude médicale à l’armée telle qu’elle est actuellement conçue. Sa détermination demandait à l’examinateur de faire une sélection de sujets aptes et inaptes et de porter la responsabilité de cette décision. Elle devait être le fruit d’une réflexion basée sur les connaissances médicales du médecin, son expérience du monde militaire, notamment des différents métiers des armes, et devait se faire en toute impartialité [8], [9]. Les premiers textes officiels de l’armée américaine couvrant les causes médicales éliminatoires et confirmant le rôle décisionnaire du médecin quant à l’aptitude médicale datent de 1863 [10], [11]. Par la suite, les procédures de détermination de l’aptitude médicale au service ont rapidement évolué avec les conflits du xxe siècle où les normes physiques ont été modifiées, les instructions d’examen ont été détaillées et certaines exigences, notamment des seuils d’acuité visuelle, ont été demandées [8]. Dans les armées professionnelles d’aujourd’hui, le maintien en condition opérationnelle des forces, qui est l’élément central assurant la disponibilité des ressources en tout temps et en tout lieu, est intiment lié à celui de l’aptitude de ses militaires. L’expertise de l’aptitude répond à des enjeux opérationnels afin de sélectionner des candidats capables de réaliser efficacement l’ensemble des missions de façon sécuritaire. Elle répond également à des objectifs économiques étant donné que le militaire est à la charge de l’État pendant toute la durée de son engagement. S’assurer de la capacité d’un individu à s’acquitter de la mission qui lui est demandée débute par sa sélection sur le plan médical en définissant des critères physiques et psychiques. C’est dans ce but qu’un système de profilage a été mis en place. Le premier « système PULHHEEMS » est originaire du service de santé de l’armée canadienne en 1943. Il fut ensuite adapté à différentes armées puis modernisé afin d’attribuer des emplois spécifiques aux militaires en fonctions de leurs capacités physiques et mentales [12], [13]. En France, la dernière version en matière de réglementation des aptitudes militaires est l’arrêté du 21 avril 2022 relatif à la détermination et au contrôle de l’aptitude médicale à servir du personnel militaire. Il pose le cadre général de la détermination de l’aptitude médicale dans les armées [14]. Pour chaque individu est édité un profil médical appelé SIGYCOP. Chaque sigle correspond à une rubrique : membres supérieurs, membres inférieurs, état général, yeux et vision, sens chromatique, sphère oto-rhino-laryngologique, psychisme. Chacun d’eux est affublé d’un coefficient allant de 0 à 6, dépendant de la fonction de la rebrique considérée et de la présence ou non d’anomalie lors de l’examen. Pour homogénéiser les décisions, l’arrêté du 29 mars 2021 propose un tableau analytique où est indiqué le coefficient ou la plage de coefficients à attribuer en cas de pathologie médicale ou chirurgicale [15]. Les informations y sont réparties en trois colonnes, précisant respectivement la pathologie en cause, le sigle concerné et le coefficient à attribuer à ce sigle. Règlementairement, le médecin du service de santé des armées doit respecter les indications du tableau en matière de cotation. Lorsque le coefficient peut varier entre deux bornes, le médecin choisit la valeur lui paraissant la plus adéquate à la situation clinique. Pour chaque niveau d’emploi défini par le commandement correspond un profil médical minimal, avec des critères d’aptitude variables selon les exigences de la fonction (Tableau 1). Chaque candidat à l’engagement dans les armées ou dans la réserve possède donc un profil SIGYCOP qui est à confronter au profil médical minimal exigé pour une spécialité. Cet outil facilite la communication sur les capacités médicales du candidat entre le médecin et le commandement sans trahir le secret médical. Le premier profil établit lors de la sélection initiale est évolutif et pourra être modifié au cours de la carrière du militaire en fonction de la réfraction, de l’apparition de pathologies, ou de la réalisation de chirurgies.
Les premiers critères d’aptitude ophtalmologique ont fait leur apparition au xixe siècle, dans le domaine de la médecine aéronautique grâce aux retours d’expérience de la Première Guerre mondiale [8], [16]. Ces exigences adaptées au milieu militaire ont ensuite évolué au rythme des nouvelles connaissances médicales, des nouvelles activités et de la progression technologique de nos armées (apparition des drones, nouveaux outils optique, recul quant aux performances visuelles de la chirurgie réfractive) [8]. En France, l’ophtalmologie a la particularité de bénéficier des deux sigles Y et C. Le premier varie de 1 à 6, par gravité croissante, où Y = 6 correspond à l’état le plus grave entraînant de facto une inaptitude à tout engagement ou emploi au sein de l’armée. En l’absence d’état pathologique, le coefficient Y dépend de l’acuité visuelle sans correction, de l’acuité visuelle avec correction en lunettes et de la valeur de la réfraction sur le méridien le plus amétrope (Tableau 2). L’évaluation de la binocularité par le test de vision stéréoscopique TNO n’entre pas dans la rebrique Y mais peut être source de restriction d’emploi pour tout travail en hauteur (parachutiste, pompier, conducteur de fenwick) (Tableau 3). Une évaluation spécifique est conduite en cas d’antécédant de chirurgie réfractive cornéenne. Elle est autorisée dans les armées pour la plupart des spécialités à partir de 21 ans sous certaines conditions et fait l’objet d’une cotation spécifique. Les données relatives à l’âge du candidat, à la technique utilisée, à l’état réfractif antérieur, aux résultats fonctionnels obtenus, à la longueur axiale du globe, aux complications éventuelles et au recul par rapport à la date de la chirurgie seront déterminantes pour le choix du coefficient Y (Tableau 4). Le coefficient du sigle C varie de 1 à 5 en fonction de l’importance de la dyschromatopsie (Tableau 5). Il n’y a pas d’inaptitude à l’engagement en cas de C = 5. En cas d’affection pouvant évoluer favorablement, en cas de doute sur un syndrome fonctionnel ou en cas d’incertitude en attendant un avis spécialisé, un caractère temporaire noté « T » peut être ajouté derrière le coefficient. À l’issue de l’expertise, l’établissement du profil médical apporte une conclusion médico-administrative, qui, au moment du recrutement, pourra être apte, inapte temporaire ou inapte définitif. La détermination du SIGYCOP s’effectue initialement dans un centre médical des armées. À ce niveau, c’est un médecin généraliste militaire qui dispose d’un plateau technique permettant de réaliser une acuité visuelle, une réfraction, une tonométrie et un test de vision stéréoscopique qui statue sur la cotation Y. En cas de doute sur l’intégrité du système visuel, le candidat est adressé à l’ophtalmologiste hospitalier militaire.
L’inaptitude médicale correspond à une situation temporaire ou définitive dans laquelle le candidat n’est pas jugé apte à réaliser les missions qui lui incombent en raison d’un état fonctionnel ou anatomique défavorable. Elle peut donner lieu à des incompréhensions et à des litiges entre le médecin, le commandement et l’intéressé, d’où la nécessité d’en connaitre les enjeux. Pour l’individu, elle est de nature protectrice, afin de ne pas risquer une exposition professionnelle à même d’aggraver ses déficiences ou ses incapacités. Pour le groupe, il s’agit de la garantie d’un état de santé optimal de chacun de ses membres. Pour le commandement, il s’agit d’obtenir des effectifs capables de mener à bien leurs missions et d’obtenir une information sur les ressources humaines disponibles afin de planifier et organiser les manœuvres. Le docteur Hamilton, compagnon de chirurgien durant la révolution américaine avait bien cerné la place du médecin expert, situé entre le sujet et le commandement, ainsi que les dilemmes inhérents à la décision d’aptitude [17]. L’inaptitude ophtalmologique totale et définitive (Y = 6) correspond à une situation rare. Elle est liée à une pathologie en général sévère responsable d’une diminution majeure de la fonction visuelle ou bien d’un état ophtalmologique incompatible avec le statut de militaire comme la diplopie binoculaire.
L’inaptitude est totale et temporaire (Y = 6 T) quand les performances visuelles sont instables et qu’une amélioration de l’état ophtalmologique ou qu’un recul suffisant dans le cadre de chirurgies ou de maladies à risque évolutif est nécessaire avant de statuer de manière définitive. C’est le cas des jeunes candidats de moins de 21 ans opérés de chirurgie réfractive par exemple. Enfin, l’inaptitude peut être partielle et sélective, où le profil ophtalmologique minimal requis pour réaliser la spécialité désirée est en dessous des seuils exigés.
L’objectif principal de cette étude est de faire un état des lieux descriptif de l’épidémiologie des causes d’inaptitude ophtalmologique totale définitive et temporaire (Y = 6 et Y = 6 T) dépistées lors de consultations spécialisées d’aptitude en hôpital d’instruction des Armées.
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